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Les mots du dimanche

Par Michelle Courchesne

Autoportrait en conte zen et en musique russe

  • michellecourchesne
  • 25 mai
  • 4 min de lecture

En fouinant dans mon atelier, j'ai retrouvé une oeuvre poétique que j'avais réalisée en 1993. Il s'agit d'un portfolio de petit format contenant mes notes de préparation à une performance ainsi qu'un texte rédigé post présentation. Le texte était écrit au feutre pinceau, à l'encre noire et rouge.


Comme c'est étrange de retrouver ces vestiges, discrètement placés entre deux livres de ma bibliothèque. L'éloignement du temps m'en révèle les dimensions.



Dans le coeur intact d'une église écroulée, les mots de Claudel ont tracé leur empreinte.


Se préparer

Faire

Laisser partir


Trois temps pour laisser une trace en moi-même, comme un allié à qui ni le combat ni la joie ne font peur.

Trois temps pour résonner dans le jardin secret des autres.


Se préparer

À l'affût d'un parfum, d'une respiration, d'un éclat soudain dans le lent passage de ces gros nuages d'automne que le vent pousse.

Voir surgir une surface blanche, comme une feuille de papier, comme un territoire inexploré, comme une femme qui émerge de cette blancheur, qui naît de cette blancheur et qui se laisse prendre par le jeu, par le plaisir de se laisser guider. Et les images apparaissent. Zen. Un conte. Un homme qui parle trop. Une femme qui l'écoute en silence, non c'est le Maître qui laisse tout déborder, l'essentiel est ailleurs.

Une musique russe qui part de loin, vient nous souffler dans le visage et repart en emportant l'écho d'une femme prête à être libérée.

Des mots aussi, chuchotés par trois hommes, qui parlent du sacré. L'essentiel est là, l'essentiel est ailleurs. L'essentiel se prépare, est, s'éloigne, en emportant un morceau de nous-mêmes, un trésor.

Puis rouge, au milieu de toute cette blancheur, cet espace, vient nous faire sursauter, sacrilège sur la robe immaculée. Le sang du sacrifice, le sang du renouveau, la couleur des entrailles, la couleur de la vie.

Puis dire et redire les mots, devenir les mots, devenir la femme à qui ces mots n'importent guère puisqu'elle nage au milieu d'eux. Ce foisonnement d'instants réels qu'ils suscitent, submerge la moindre des pores de sa peau. Elle se laisse couler comme un navire qui ne cherche plus le port, en plongeant dans l'amour qu'elle avait pour cet homme, Mésa.

Et elle laisse le silence recouvrir ses yeux qui se ferment.


Faire

Un espace est là, blanc, vierge, infini. J'y vois déjà la femme agenouillée. J'y entends déjà les silences et les soupirs. Que rien ne vienne troubler cette marée qui gagne du terrain. Je vous attends, vous qui êtes venus pour arrêter le temps. Vos pas respectueux et silencieux me frôlent Vous êtes la vague sonore qui se jette sur mes rives. Votre silence ne me parle pas encore. J'entends votre choc, comme une détonation silencieuse. Le rouge qui éclaire la blancheur de mes lieux déborde et se répand, remonte jusqu'à moi, m'enserre. Vous êtes le battement du couvercle de la théière qui tressaille au son de ma voix, heureux hasard que m'offre le temps arrêté. Il est là, suspendu à cette goutte d'eau qui tombe obstinément, écorché par la voix d'Arvo Pärt qui se tord dans les hauts-parleurs cheap. J'aime à vous savoir là, suspendus à mes lèvres.

Le silence s'étire.

Il est temps de se séparer.

Votre vague m'éclabousse timidement au passage. Les portes se referment.

Le silence est rempli de votre absence.


Laisser partir

Première tâche de la femme sacrilège: nettoyer le rouge. La performance continue. Sous l'eau froide, toutes les traces disparaissent. Elle lave le sang du sacrifice et reprend son corps quotidien, décape le blanc de son visage. Elle met son chandail rouge.

L'espace a maintenant trois dimensions car elle a enlevé le lieu du plaisir et seule son ombre résonne encore, pour toujours habitante de ces murs qui ont vu son passage.

L'espace a maintenant trois dimensions car il habite le corps de la femme.


30 novembre '93 - tard















La musique d'Arvo Pärt qui jouait lors de la performance :

Arvo Pärt - Fratres. Pour cordes et percussion, par le Tapiola Sinfonietta et Jean-Jacques Kantorow, violon.

Je sors ce texte comme on sort du coffre de cèdre la courtepointe ancienne dont on avait peur d'user la fragile étoffe.


Je sors ce texte parce que, sinon, je n'écris pas. Je suis en pause, adolescente attardée ne comprenant plus l'organisation des jours, choisissant de ne rien faire, juste parce qu'elle peut le faire. Rien. Quel luxe! Savourer autant la confection d'un bouquet de fleurs printanières que la chaleur de mon lit douillet. Comme lorsque j'avais 14 ans, me goinfrer de séries télé, me délecter de terminer un roman au milieu de la nuit, à n'en plus savoir où j'en suis, les lignes se mélangeant alors que j'attends d'être délivrée par le dernier mot. Le. Dernier. Mot.


N'appartenir à rien. Seule maître à bord. Quelle sera la direction? Le vent arrière se fait attendre. Pétole. Calme plat.


Le Robinson* de Tournier (1924-2016) macère dans la souille, protégé des moustiques et de la nécessité de penser:

"Il avait enlevé ses vêtements, et il s'était laissé glisser dans la boue fraîche, en ne laissant passer à la surface que son nez, ses yeux et sa bouche. Il passait des journées entières, couché ainsi au milieu des lentilles d'eau, des nénuphars et des oeufs de grenouilles."

Il a abandonné son humanité avant de renaître.


Certains jours j'y ressemble, engourdie, me préparant pour une nouvelle mise au monde.


La performance "Autoportrait en conte zen et en musique russe" a été présentée dans le cadre de ma maîtrise en art dramatique à l'UQAM, dans un cours sur la performance, dirigé par Rober Racine, professeur invité. La performance avait lieu dans la salle des boiseries, située dans l'ancien clocher intégré dans le pavillon principal de l'université, à l'automne 1993.


*"Vendredi ou les limbes du Pacifique", Roman de Michel Tournier.


© Michelle Courchesne texte et photos.


5 Comments


labc0202
May 27

Ah ma Michelle! Cette fois je ne sais (pas encore du moins) que dire devant tant de profondeur et de confidences. Merçi . Savoure ce temps sans temps , ce silence entre deux notes de ta vie.

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michellecourchesne
Jun 01
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Merci Carmen, ton mot me fait du bien.

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MFrancine Potvin
MFrancine Potvin
May 26

Merci Michelle pour ce beau texte qui nous fait voyager dans le temps et nous ouvre aux vertus de l’inactivité.

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michellecourchesne
il y a 3 jours
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Merci à toi!


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