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Les mots du dimanche

Par Michelle Courchesne

La tribu

Il y a quelques années, j'ai eu le bonheur d'assister à une conférence de Patch Adams. Du moins, c'est ce qui était prévu.


Fébrile de rencontrer le médecin-clown que Robin Williams avait personnifié au cinéma, je suis arrivée très en avance à l'hôtel où l'évènement se tenait. En fait, il n'y avait personne d'autre que les organisateurs qui s'affairaient à préparer leur table d'accueil en attendant la foule. J'étais la première arrivée! Pour une groupie, cela tient du mérite personnel. Je jubilais! J'avais l'embarras du choix de la chaise que j'allais choisir. Il n'y avait personne dans la grande salle, pas de Patch, pas d'organisateur.


Aussi joyeuse qu'une enfant choisissant son bonbon préféré dans un comptoir de dépanneur, j'ai placé un foulard sur une chaise, ni trop près, ni trop loin du lutrin. Juste au moment où je revenais, fière, dans le hall d'attente, j'ai entendu du bruit en provenance de la salle. Patch était arrivé, aussi coloré qu'à son habitude. Il demandait que l'on enlève une section entière de chaises. Saisie d'inquiétude, je glissai un oeil pour constater que ma section n'avait pas été enlevée. Fiou!


Lequel choisiriez-vous? Photo Wix.com.

J'observais du coin de l'oeil les demandes d'Adams. Un clown, habillé de couleurs vives et ne correspondant à aucun style de vêtements connu, sinon ne pouvant répondre qu'à l'appellation de "loufoque", dirigeait quelques employés circonspects engagés pour placer la salle diligemment. Il ressemblait au chef excentrique d'un orchestre silencieux dans lequel les instruments disparaissaient un à un. Vaguement anxieuse, j'entretenais un peu d'espoir de voir ma section demeurer pendant que l'équipe empilait des chaises en périphérie de la salle. Non. Bien obligée de le faire, je suis allée chercher le foulard que j'avais laissé sur MA chaise qui allait rejoindre les autres déjà empilées. MA chaise celle qui marquait MON territoire, MA petite île de sécurité, MON refuge, disparaissait également. Non, rien n'a subsisté aux demandes de Patch Adams. Toutes les chaises étaient maintenant rangées et la salle vide. Je tenais des deux mains mon foulard, seul vestige de mon identification à la-fille-qui-va-écouter-une-conférence-de-ce-fameux-Patch-Adams! Le clown avait tiré le tapis de dessous les pieds des participants qui s'étaient mis à arriver pendant ce charivari. Nous nous retrouvions tous, les quatre fers en l'air, fini le décorum. Nos égos en prenaient pour leur rhume. Je commençais à comprendre que nous n'avions pas été invité.e.s pour "assister à une conférence du célèbre médecin" mais pour "participer à une expérience du célèbre médecin", avec tout l'inconnu que cela comportait! La farandole pouvait commencer.


La première requête de Patch a été de laisser nos effets personnels quelque part et de nous disperser dans la salle. Après un long moment pendant lequel le hamster (Vous savez, celui qui tourne parfois (!) dans notre tête?) se demandait vraiment beaucoup ce qui allait se passer, notre animateur coloré nous a dit de former de grands cercles avec les autres participants. Il pointait, de ses longs bras: "Un cercle ici, un là, un autre ici..." Lorsque les cercles furent formés, il nous convia à nous regarder en silence. Seulement des inconnu.e.s m'entouraient. Timidement, je me mis à observer les gens, un à un. Drôles. Sérieux. Troublés. Discrets. Flamboyants. Jeunes. Vieux. Cheveux frisés ou droits, teints ou naturels, gris, noirs, blonds, roux, bleus, abondants, courts, chauves. Corps athlétiques, rachitiques, opulents, nerveux, posés, maigres, musclés. Regarder invite le regard de l'autre sur soi. Mes yeux croisaient les yeux des autres. Une pause. Un arrêt. Deux inconnu.e.s prenaient le temps de se voir. Dans cette immobilité, je découvrais un autre humain, toujours un autre humain. Je ne voyais plus l'enveloppe avec ses particularités mais le mystère derrière le regard, accueillant ou sur ses gardes, toujours humain. Notre animateur-clown nous a laissé patauger dans cette découverte fascinante: l'autre. Puis, il a repris la parole, pendant que nous continuions à nous regarder, pour nous dire que ces "autres", autour de nous, constituaient notre tribu: "They are your tribe. Regardez-les maintenant comme vous regarderiez votre tribu." Les regards échangés n'étaient plus les mêmes. À partir de là, nous nous reconnaissions. Nous étions de la même tribu. Les regards devinrent complices, aimants, remplis de gratitude.


Je ne me souviens pas de toutes les folies que Patch Adams nous a demandées de faire, ce jour-là! Pourtant, je me souviens de "La tribu" et du sentiment d'être profondément en vie. Au cours de son "expérience", Patch nous a invité à faire rire les gens, à sortir de notre coquille, dans notre quotidien, arguant que le rire est un lieu libérateur! Dans le rire, les convenances sautent en l'air pour que nous nous retrouvions tous en plein dans le mille, en plein coeur. Question sensations fortes, rejoindre un autre humain au niveau du coeur est ce que la vie offre de meilleur!


Dr. Hunter "Patch" Adams, à gauche, danse avec Bessie Smitherman, au centre, et Sue Jackson, à droite, des résidentes de la Maison pour personnes âgées Shelby Ridge. Photo Neal Wagner, du Shelby County Reporter.

On ne choisit pas sa tribu. Elle est là, elle nous est donnée. Notre famille est notre première tribu, qu'elle éclate ou nous réconforte. Les ami.e.s viennent ensuite, portant des marques de reconnaissances familières. Les collègues en font partie et passent parfois dans la tribu des ami.e.s. Les voyageurs du même wagon sont aussi membres de notre tribu. Tous les visages ne nous reviennent pas mais, le cas échéant, celui-ci pourrait s'avérer être la personne de la situation. J'y pense parfois lorsque les portes se referment: Qui aiderait? Qui réconforterait? Qui paniquerait? Qui saurait quoi faire? Si on regardait l'autre, en face, comme membre de notre tribu, jusqu'où ça pourrait aller? J'en rêve!


Patch Adams et Nechama Rivlin lors de la Cérémonie de remise du Prix Danielle: Healing with a Heart, avril 2017 Photo Wikipedia

"J'ai fait le clown dans 83 pays. Les gens sont assoiffés d'amour partout à travers la planète. Pour moi, faire du clown est une astuce pour voir l'amour de plus près. Comme clown, je peux faire des choses que les gens qui ont trop peur de l'amour ne me permettraient pas de faire normalement. Selon mon expérience, l'amour et la compassion peuvent guérir; ils soulagent véritablement la souffrance.” Patch Adams (Traduction libre tirée du site: Danielle Sonnenfeld Foundation)


 

Hier, j'ai retrouvé ma tribu parce qu'une des membres manquera dorénavant à l'appel.

Repose en paix.

Johanne Landry 1961-2023

Ce texte t'est dédié.

 

© Texte de Michelle Courchesne


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