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Les mots du dimanche

Par Michelle Courchesne

Le mariage open

Quand j'avais seize ans, je croyais comprendre le fonctionnement du monde.


Inspirée par une mère qui avait "brûlé sa brassière" (symboliquement, ne partez pas en peur), trahie par un père qui avait quitté la famille trop tôt et qui n'avait pas su apprendre, ou inventer, les nouvelles règles du jeu du divorce, prise entre les feux croisés de leurs altercations parentales, je croyais tout savoir sur l'égalité homme/femme. Je me prétendais féministe, sans trop savoir ce qu'il en était exactement. L'instinct. Le sentiment que quelque chose clochait. L'air du temps sonnait fort l'appel au changement. En 1975, Anne Sylvestre chantait "Une sorcière comme les autres", des paroles qui restent dans le ventre et le coeur, qui résonnent du besoin d'être vue, d'être aimée, d'égale à égal.



Sur un mur, à Montréal


Dans ma polyvalente, que l'on surnommait affectueusement "Débile-Délinquant", je faisais office d'originale, membre du groupe qu'on appelait les "Freaks". Pour me distinguer, j'avais déniché la perle rare en furetant dans une boutique de bric-à-brac de la rue Mont-Royal: une longue robe chasuble en corduroy milleraies taupe que je portais littéralement tous les jours, sauf ceux où je me présentais en salopette OshKosh b'gosh, mes cheveux ultra longs retombant en fines mèches le long de ses lignes bleu et blanc. Derrière mes lunettes rondes, je regardais le monde et le défiais de me reconnaître.



Avide d'en savoir plus, de comprendre, de sensations, d'émotions, je lisais. Chez ma mère, chez qui nous habitions mes soeurs et moi, les murs étaient remplis de livres. J'y pigeais à grandes mains: Zola, Maupassant, Sartre, Schwartz-Bart (Simone, pas André), le théâtre de Claudel (Ah! "Le partage de midi"!). Je me souviens avoir lu une biographie de Van Gogh, puis de Cézanne. La découverte de Simone de Beauvoir, du signe du Capricorne, comme moi, m'avais bouleversée: "Mémoire d'une jeune fille rangée". L'ai-je reçu en cadeau pour mon anniversaire ou l'ouvrage était placé sur l'une des étagères? Je ne sais plus mais je me reconnaissais en cette adolescente timorée qui ne voulait pas suivre le chemin tout tracé pour les femmes. Elle voulait étudier. Elle voulait écrire. Elle voulait être le sujet de sa propre vie.


Pour le cours de français, en secondaire IV, j'avais préparé un recueil présentant les poètes français de la fin du IXième siècle: Verlaine, Rimbaud, Beaudelaire. J'avais recopié les poèmes choisis sur un papier fin trouvé je ne sais où et y avais ajouté un dessin au fusain de mon cru. J'ai gardé longtemps cet ouvrage. Il est peut-être caché quelque part dans une vieille boîte de carton qui refuse d'être jetée à la rue.


A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu, voyelles,


Je dirai quelque jour vos naissances latentes.


A, noir corset velu des mouches éclatantes


Qui bombillent autour des puanteurs cruelles,



Golfe d’ombre ; E, candeur des vapeurs et des tentes,


Lance des glaciers fiers, rois blancs, frissons d’ombelles


I, pourpres, sang craché, rire des lèvres belles


Dans la colère ou les ivresses pénitentes ;



U, cycles, vibrements divins des mers virides,


Paix des pâtis semés d’animaux, paix des rides


Que l’alchimie imprime aux grands fronts studieux ;



O, suprême Clairon plein des strideurs étranges,


Silences traversés des Mondes et des Anges :


— O l’Oméga, rayon violet de Ses Yeux !



Voyelles, sonnet d'Arthur Rimbaud, 1871



En secondaire V, il fallait présenter devant la classe le résumé d'un livre de notre choix que nous avions lu, il va sans dire. Voulant m'assurer de conserver mon statut d'oiseau rare en choisissant un bouquin que personne n'aurait lu (ou ne connaîtrait), j'avais lu "Le mariage open" de Nena et George O'Neill. L'ouvrage venait de paraître en français et avait été traduit de l'américain. J'imagine que c'est ma mère qui l'avait acheté et qu'il traînait dans l'appartement, quelque part, une jolie couverture jaune et rouge, accroche l'oeil.


Bien décidée à épater la galerie, j'ai lu le livre en entier et me suis préparée à en présenter le résumé devant les autres adolescent.e.s du Plateau Mont-Royal, celui où existaient encore le magasin "Atomic", la "Binerie Mont-Royal" et les logements pas chers.


Avec un aplomb et une candeur propre à l'innocence, j'ai traité d'un sujet que je ne connaissais pas: la vie de couple et, qui plus est, d'un couple qui évacuait l'interdépendance, les rôles sociaux traditionnels, l'obligation d'enfantement pour les remplacer par une égalité totale, un partage équitable des tâches et la possibilité d'être deux, seulement deux, pour toute la vie. Sous-titré: "Le couple: un nouveau style de vie", les auteurs évoquaient une changement de paradigme entre les conjoints, mariés ou pas.


Les deux auteurs, lorsqu'ils avaient rédigé le livre, étaient eux-mêmes époux à la ville depuis 26 ans, parents de deux garçons et formaient une équipe d'anthropologues depuis longtemps. Je ne me souviens pas exactement de la teneur du livre, mais je me souviens avoir soulevé un tollé de protestations: "Non! Ce n'est pas possible cette grande liberté entre le chum pi la blonde! Ce n'est pas de l'amour!" Les ados que nous étions ne pouvaient s'imaginer autre chose que le coup de foudre comme dans les films; or le livre proposait une relation basée sur la confiance, la réciprocité, la franchise et l'épanouissement de chacun des conjoints. On y évoquait même la possibilité que la fidélité ne soit pas une règle sine qua non. Le tollé!


Je vous avouerai que je n'en comprenais pas toutes les teneurs, concentrée que j'étais à en faire voir de toutes les couleurs mais, rétrospectivement, je crois que les O'Neill m'ont guidée vers un type de relation à inventer, vers une aversion de l'inégalité du partage des tâches, vers la possibilité de s'épanouir soi-même, avec ou sans l'approbation de tous. Il n'y a rien de parfait mais, inspirée par eux, les coins sont souvent ronds mais la poussière tend à ne pas s'accumuler en-dessous du tapis.


Je regarde mes filles, leurs amoureu.s.e.s, la belle jeunesse, et je constate que le chemin qui, maladroitement, a été ouvert pas ma mère, par moi et par bien d'autres femmes, leur a donné la possibilité de vivre leurs amours librement, sans compromis. Ça aura valu la peine de lire "Le mariage open" et de suivre le fil féministe devenu repère de ce qui est juste et de ce qui ne l'est pas pour qu'elles et eux aussi puissent ouvrir d'autres chemins embrousaillés pour celles et ceux qui viendront après nous.

 

Anne Sylvestre chante "Une sorcière comme les autres", sur le plateau d'Aujourd'hui Madame, en 1976. Images d'archive de l'Institut National de l'Audiovisuel, France.



 

© Michelle Courchesne, texte et photo de la murale.


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