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Les mots du dimanche

Par Michelle Courchesne

Briser le toit de la maison

"En automne, je récoltai toutes mes peines et les enterrai dans mon jardin. Lorsque avril refleurit et que la terre et le printemps célébrèrent leurs noces, mon jardin fut jonché de fleurs splendides et exceptionnelles."

Khalil Gibran


 

Il y a trente ans, j'étais à peaufiner ma maîtrise en art dramatique à l'Université du Québec à Montréal. Je m'intéressais au sacré dans la création artistique, portée par Mircea Eliade et son mythique essai: "Le sacré et le profane". Tous les mémoires de maîtrise ont un titre pompeux, le mien aussi: "A partir de l'herméneutique de Mircea Eliade, interprétation du moment originaire du processus créateur et performance utilisant le temps, l'espace et la nature sacrés" De bien grands mots pour expliquer que je cherchais à démontrer la qualité de l'ordre du sacré dans l'étincelle qui démarre tout processus de création. Je cherchais l'origine. Je cherchais l'essentiel. Pour moi, tout processus créateur, que ce soit celui d'une oeuvre artistique, d'un objet artisanal, d'une recette originale, de la préparation d'un jardin, de la mise au monde d'un enfant, et j'en passe, tout déclencheur du processus créateur procède du sacré.


Il y a trente ans, je préparais une maîtrise mémoire-création qui a pris la forme d'une performance d'une durée de douze heures. J'ai apporté un tapis de scène blanc que j'ai déplié dans l'atrium central du Pavillon Judith-Jasmin de l'UQAM. Inspirée d'Eliade, j'installais mon espace sacré au milieu d'un espace profane où toute la population universitaire transitait à un moment ou l'autre de la journée. Sur l'immense carré blanc, je me suis installée pour effectuer une série de rituels et expérimenter le temps éternel du sacré: j'ai lentement déplié le lourd tissu; je m'y suis assise pour méditer et, pendant ce temps, un bambin blondinet et frisé a osé marcher sur la toile (les espaces de l'enfance sont sacrés); j'ai versé un thé rouge dans une tasse bleue et laissé s'écouler le liquide qui a rendu écarlate cette partie blanche; j'ai invoqué l'invisible en chantant un de mes poèmes sur un air de Michel Jonasz; j'ai répondu à chaque sonnette d'ascenseur par une clochette tingsha indienne; j'ai revêtu un vêtement rituel blanc, vaguement kimono; j'ai coupé mes cheveux et laissé les mèches tracer des textures vivantes sur la toile. Je ne me souviens pas de tout. Je me souviens que j'ai dû me demander comment je ferais pour parvenir à ne ni manger ni uriner durant ces 12 heures. Je ne me souviens pas d'où venait la chaise, la théière, le vêtement, le ciseau. Je me souviens de l'ami qui marquait le temps avec un triangle et son bâtonnet, seul repère temporel dans ce voyage hors du temps. Je me rappelle, une fois la performance terminée, avoir mangé une salade avec noix que j'avais préparé pour cela, lorsque les douze heures seraient terminées et que j'aurais faim. Je me rappelle avoir vécu une journée sacrée.


Inspirations, étincelles, idées qui surgissent d'un espace sacré, aussi fugitives soient-elles. C'est ce que j'observe, ce surgissement, en regardant le printemps qui allume les bourgeons, parsème de couleurs les rocailles, attendrit les saules pleureurs d'un vert à la tendresse bouleversante, éclate d'indécence les fleurs de magnolias avant l'arrivée de leurs feuilles. Comme au cours de ma recherche de maîtrise, je suis à l'affût de hiérophanies, ces manifestations du sacré, comme les nomme Mircea Eliade. J'ai remarqué que celles-ci pullulent si j'y porte attention. Les jacinthes qui me soulent de leur parfum et de leur opulence me font basculer dans cet espace sacré, aussi prestement qu'Alice tomba dans le tunnel.


Il y a trente ans, je rencontrais l'homme de ma vie, le père de mes enfants. Je me souviens de sa grande silhouette qui observait ma performance de maîtrise, du haut d'un escalier. Je le voyais transfiguré de la lumière du soleil qui le rejoignait à travers une des grandes baies vitrées du pavillon.


Il y a trente ans, j'amorçais un nouveau chapitre de ma vie.






 

© Michelle Courchesne

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