Ce fut un grand vaisseau
- michellecourchesne
- il y a 3 jours
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Dernière mise à jour : il y a 20 heures
Dès que je suis entrée en contact avec la poésie et la vie d'Émile Nelligan, je les ai aimées, passionnément, comme on reconnait une âme soeur, un autre soi-même. Je les ai rencontrées par un détour imprévu de ma vie d'enfant. Cette rencontre fut brutale, fondamentale. Son choc m'a fait sortir de l'enfance pour sauter dans l'adolescence (ado-l'essence).
À douze ans, en rentrant de mon école secondaire de filles, une des dernières persistant dans le réseau public montréalais, qu'est-ce que je ne vis pas, installée bien en vue devant la maison où j'habitais? Une pancarte "À vendre". À vendre? Qu'est-ce que c'était que cette histoire-là ? On ne vend pas MA maison. On ne vend pas cette maison construite autour de 1930, qui abrite un vieil appartement, le vieil appartement qui m'avait vue grandir, qui avait vu grandir mon père. On ne vend pas le duplex de ce quartier de ruelles, avec ses voisins italiens venus planter leurs tomates et leurs jardins dans lesquels ils enterrent leurs figuiers pendant l'hiver. On ne vend pas les parties de base-ball dans la ruelle avec les frères P., les parties de cachettes qui finissent un jour en cachette Bar-b-q (Si je te trouve, je t'embrasse. Si tu ouvres la bouche, moi aussi.). On ne vend pas les cerises amères de la cour arrière ni les cabanes faites de frigos neufs qu'on a fabriquées. On ne vend pas les chicanes, les "Maudite niaiseuse", les "J'te parl'rai pu jamais!". On ne vend pas les rêves où je m'envolais par la fenêtre de ma chambre, survolant une ville imaginaire ressemblant étonnamment à la mienne.
"Vendu", dit un jour la pancarte.
Trop tard pour persister dans l'innocence.

Pour rentrer chez moi, j'allais dorénavant remonter les escaliers intérieurs, avenue du Parc/Park Avenue. Une première montée dans les odeurs persistantes de vieille farine mêlées à celles du poison à coquerelles. Sur le palier, la "Maison de chambre" laissait émaner ses effluves de vieille robine. L'appartement du deuxième étage étant consacré à loger des personnes que je souhaitais plus que tout ne jamais rencontrer, je courais presque jusqu'au troisième étage, pour ouvrir la porte avec l'urgence d'un cauchemar dans lequel je ne voulais pas être rattrapée par le monstre-qui-voulait-me-manger. Une fois à l'intérieur, les couleurs de l'appartement, les livres partout, le frigo plein, mon lit douillet, me permettaient de souffler, enfin, entourée de mes odeurs familières.
Ce changement d'adresse m'amena à la Polyvalente Émile-Nelligan à laquelle nous donnions, dans notre élan poétique boutonneux, le nom affectueux de Débile-Délinquant.
C'est là que je fis la connaissance d'Émile, de sa fièvre, de son vertige, de sa beauté, de ses mots. Comment résister à la bataille de sa chevelure entourant ses yeux immenses? Je ne pus.
Sur les ondes de l'Intercom, je récitai "La passante" d'une voix grave.
Délaissant les cours d'éducation physique que j'abhorrais, je passais tout ce temps en arts plastiques. Mon professeur d'art semblait un Van Gogh réincarné: cheveux blond roux coupés courts, béret noir, marinière rayée marine et blanc. Circonspect, il ne dit jamais mot de mon absence du cours de son collègue en survêtement de sport, qui ne jurait que par la réalisation de roulades, de course et de quantité de sueur. Il me fournit trois panneaux de 4 pieds par 8 pieds, de la peinture, des pinceaux et sous son regard bienveillant et discret, je réalisai un triptyque de 8 pieds par 12 pieds représentant le "Vaisseau d'Or", de vous savez qui. Mon oeuvre a surplombé longtemps la grand place de la polyvalente jusqu'à ce que la succession d'occupants ne la remise dans la filière treize. Dans mes boîtes de photos, quelque part, j'en ai une de moi, prise le soir de mon bal de finissants, alors que nous inaugurions sa complétion, dans l'auditorium de la poly, posant dans ma jupe circulaire et mon haut à bretelle blancs, entourée de ma mère et de mon professeur d'art, aussi fière que si j'avais été exposée dans le plus grand musée du monde. J'aime imaginer que Nelligan aurait apprécié.
Depuis, mon poète fauché dans son élan, me fait parfois des clins d'oeil.
Dernièrement il a revêtu une autre forme et a pris le nom de Vaisseau d'Art.
En effet, depuis octobre, je suis très heureuse d'être membre du conseil d'administration de l'organisme le Vaisseau d'Art qui diffuse, entre autres, des spectacles de musique classique de qualité exceptionnelle à Farnham, charmante ville de l'Estrie. Ma participation active à cet organisme, chères lectrices et chers lecteurs, va m'obliger dorénavant à publier mes Mots du Dimanche, à tous les premiers dimanches du mois. Voici donc le premier de ce nouveau calendrier. En 2026, les autres suivront le 4 janvier, le 1er février, le 1er mars, etc.
En cette fin de l'année 2025, j'en profite pour vous remercier, du fond du coeur, de me suivre dans mes méandres de mots, de souvenirs, de désirs, de visions.
On se relit, on se relie en janvier prochain. Je vous souhaite plein de liens de coeur à coeur pendant le temps des fêtes!
Le Vaisseau d'Or, d'Émile Nelligan, 1899
Ce fut un grand vaisseau, taillé dans l'or massif:
Ses mats touchaient l'azur, sur des mers inconnues;
La Cyprine d'amour, cheveux épars, chairs nues
S'étalait à sa proue au soleil excessif.
Mais il vint une nuit frapper le grand écueil
Dans l'océan trompeur, où chantait la Sirène,
Et le naufrage horrible inclina sa carène
Aux profondeurs du Gouffre, immuable cercueil.
Ce fut un Vaisseau d'Or, dont les flancs diaphanes
Révélaient des trésors que les marins profanes,
Dégoût, Haine et Névrose, entre eux ont disputés.
Que reste-t-il de lui dans la tempête brève?
Qu'est devenu mon coeur, navire déserté?
Hélas! Il a sombré dans l'abime du Rêve!
Émile Nellignan, 1899
Daniel Lavoie nous offre, à mon avis, la plus belle interprétation du texte de Nelligan, sur la plus belle musique inspiré de ce poème, celle d'André Gagnon:
© Michelle Courchesne, texte.
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