La vieille jeune, la jeune vieille
there is a girl inside. [il y a une fillette à l'intérieur]
she is randy as a wolf. [ardente comme un loup.]
she will not walk away [elle ne s'éloignera pas]
and leave these bones [en laissant ces os]
to an old woman. [à une vieille femme.]
she is a green tree [elle est un arbre vert]
in a forest of kindling. [dans une forêt de bois mort.]
she is a green girl [elle est une novice]
in a used poet. [dans une poétesse usée.]
she has waited [elle a attendu]
patient as a nun [aussi patiente qu'une nonne]
for the second coming, [pour le nouveau départ]
when she can break through gray hairs [lorsqu'elle franchira les cheveux gris]
into blossom. [jusqu'à l'éclosion.]
and her lovers will harvest [et ses amants récolteront]
honey and thyme [miel et thym]
and the woods will be wild [et les bois seront sauvages]
with the damn wonder of it. [de leurs merveilles maudites.]
Lucille Clifton, There Is a Girl Inside, 1980
— Tu es encore belle pour ton âge.
— Qu'est-ce que tu veux dire par "encore belle"? Tu crois que la beauté n'est plus possible passé un certain âge? Lequel, d'ailleurs? Tu crois que la beauté n'est mesurable qu'à l'âge printanier où toutes les chairs sont encore pleines de leur plénitude nouvelle? Tu crois que les rides qui se sont ajoutées ne racontent aucune histoire? Tu crois que les ans qui ont arrondi mes flancs n'évoquent aucun bercement réconfortant des enfants ou des amants? Tu crois, à voir mes mains qui se plissent, que ma peau n'est plus douce? Que mes bras ne comprennent plus? Mes bras savent encore mieux faire que lorsque j'avais vingt ans.
Sais-tu qu'en moi existera toujours la jeune fille et la mère lorsque j'atteindrai l'âge de la sorcière, de la vieille, de la malcommode, de celle qui sait et qui se tait, parfois.
La langue anglaise a une belle façon de nommer ce trio des âges: maiden, mother, crone.
Afin de traduire maiden, les mots sont peu nombreux: jeune fille (conventionnel); tendron (à saveur ironique); célibataire (expliquant l'état matrimonial); vierge (expliquant le statut sexuel). Pourtant l'archétype de maiden va plus loin et représente la création, la naissance, la jeunesse, la fleur et est associée à la saison du printemps, à la Nouvelle Lune ainsi qu'à la couleur blanche.
L'aspect de la mère (mother) est associé à la saison de l'été, à la Pleine Lune et à la couleur rouge. Il représente la préservation, la passion, le fruit, l'amour inconditionnel et la fertilité.
Quant au troisième aspect de cette triple déesse, celui de la crone, les définitions et les traductions deviennent méprisantes: "a cruel or ugly old woman" (Dictionnaire Webster), qui devient, en français: "vieille ratatinée, vieille bique" (Dictionnaire Robert Colins). Selon la langue anglaise ou française, rien de bon ne peut sortir de cet aspect de la vieille sorcière, si souvent présente dans le réservoir à archétypes que sont les contes. Le noir, la saison de l'hiver, la Lune dans son dernier croissant, prête à disparaître, lui sont associés. Cet archétype représente la destruction, la graine, la prophétie.
Le passé, le présent et l'avenir, chacune des trois déesses apporte sa contribution au déroulement de la vie.
Enlevons la fleur, rien ne subsiste. Blanc.
Détruisons le fruit, rien ne nourrit. Rouge.
Brûlons la graine, rien ne naîtra. Noir.
La création, la préservation et la destruction, ces trois aspects se chevauchent et se suivent dans nos vies.
Oui, en moi s'amuse la demoiselle, en moi s'épanouit la matrone, en moi la grand-mère qui ne verse plus le sang menstruel entretient la sagesse apprise des éclaboussures et des caresses.
Ma beauté vient des taches sur mes mains et ma peau.
Ma beauté vient de la lourdeur qui me rappelle la valeur de chaque jour.
Ma beauté vient de la broussaille de mes cheveux.
À l'intérieur de moi, toutes ces facettes se juxtaposent. D'ailleurs j'aime beaucoup mieux ce trio de maiden, mother, crone que le traditionnel vierge, mère et putain que l'on a trop longtemps traîné dans notre société patriarcale, encore.
La pièce "Les fées ont soif", de Denise Boucher, reprenait ce traditionnel "vierge, mère, putain". Elle a été produite pour la première fois sur les planches du Théâtre du Nouveau Monde (TNM), en 1978. Cette création, scandaleuse à sa sortie, souleva indignation et censure. (Voir le dossier "Les fées ont soif: revue de presse d'une controverse théâtrale" sur https://www.banq.qc.ca/explorer/articles/les-fees-ont-soif-revue-de-presse-dune-controverse-theatrale/ .)
Je n'ai pas vu "Les fées ont soif", ni aucune de ses deux reprises, mais je me rappelle très bien avoir assisté, sur le même thème, à "La nef des sorcières", une pièce féministe créée également au TNM deux ans plus tôt, en 1976. À l'époque, ma mère s'abonnait à ce théâtre et amenait avec elle une de ses filles à chaque nouvelle pièce. Pour celle-ci, j'ai été l'heureuse élue!
Je revois, comme si c'était hier, Luce Guilbeault, Françoise Berd, Michèle Craig, Louisette Dussault, Pol Pelletier et Michèle Magny. Jeune adolescente, je ne percevais pas toute l'ampleur du contenu de la pièce mais mon esprit de jeune fille recevait la revendication de ces femmes à être autre chose qu'un stéréotype, qu'un objet sous le regard des hommes et à devenir le sujet de leur propre vie.
Ces pièces, ces femmes m'ont inspirée et m'inspirent encore, dans les multiples redéfinitions de ce qu'être une femme veut actuellement dire. Dans la vraie vie, chacune d'entre-nous ajoute à la multiplicité des incarnations d'être une femme.
Avant le dernier mot, j'en profite pour rendre hommage à mes précédentes maiden/mother/crone: Nicole Brazeau, ma mère et Monique Brazeau-Potvin, ma tante. Ces deux femmes fortes ont réécrit, chacune à sa façon, ce que veut dire être une femme.
En terminant, si l'anglais vous est familier, Lucille Clifton lit un de ses plus célèbres poèmes: "Hommage to my hips":
these hips are big hips [ces hanches sont de larges hanches]
they need space to move around in. [elles ont besoin d'espace pour bouger]
they don't fit into little petty places. [elles ne rentrent pas dans dans de minables petits coins.]
these hips are free hips. [ces hanches sont des hanches libres.]
they don't like to be held back.[elles n'apprécient pas la retenue.]
these hips have never been enslaved, [ces hanches n'ont jamais été réduite en esclavage,]
they go where they want to go [elles vont où elles veulent]
they do what they want to do. [elles font ce qu'elles veulent.]
these hips are mighty hips. [ces hanches sont de des hanches puissantes]
these hips are magic hips. [ces hanches sont des hanches magiques]
i have known them [je les ai connues]
to put a spell on a man and [pouvant ensorceler un homme et]
spin him like a top! [le faire tourner comme une toupie!]
Homage to my hips, Lucille Clifton, 1987.
© Michelle Courchesne, texte et photo, traduction libre des poèmes de Lucille Clifton.
Comments