Le Sacrifice
- michellecourchesne
- 16 mars
- 6 min de lecture
Je m'encabane, je ferme les volets, je pratique l'ignorance intentionnelle.
Le vent peut bien faire tomber ma pergola, les assureurs déclarer forfait, qu'à cela ne tienne, je tente de garder le cap sur la paix intérieure. Au son mélodieux d'une cloche tibétaine, ni trop grave, ni trop aiguë, une minuterie marque le début et la fin du silence mental. Les nuages défilent et je reviens au centre, au coeur de l'ouragan, là où la tempête se tait. Des pieds à la tête, je retrouve mon corps, respirant, vivant. Merci pour les visions.

En ces temps extrêmes qui n'ont rien à envier aux dystopies civilisationnelles écrites depuis des décennies, je repense à Andreï Tarkovski, ce cinéaste russe (1932-1986) qui est décédé [trop jeune] avant même que le mur de Berlin ne tombe sous le poids de l'absurdité des frontières (1989).
Par une journée triste de ma vingtaine, j'étais entrée dans un cinéma pour y voir son dernier film: Le Sacrifice. Je ne connaissais ni le réalisateur ni l'histoire. Le hasard seul m'avait conduite là. Je me suis assise et j'ai regardé. Lorsque le générique fut terminé, mes sanglots déferlaient encore et je n'arrivais pas à me lever, à retourner dans la réalité, dehors, sur la rue, dans ma vie. Complètement bouleversée, il a fallu un rappel de l'ouvreuse qui ramassait les restes des combos pop corn/boisson gazeuse pour me convaincre qu'il était temps que je sorte.

Ce qui m'a tout d'abord fascinée dans ce film, c'est sa direction artistique. Inger Pehrsson (1935-) aux costumes et Anna Asp (1946-) aux décors, deux suédoises qui ont donné la couleur, la blancheur du film. Dans la lumière persistante des jours interminables de l'île suédoise de Gotland où le film a été tourné, les deux femmes ont dessiné un camaïeu de blancs, de couleurs de terre et de noirs, neutralité en accord avec la nuit qui ne vient pas et avec une volonté de ne pas situer l'action à un moment historique précis, si ce n'est après l'invention de la bombe atomique, quelque part au XXième siècle. Le vent souffle dans les rideaux de dentelle. Les robes des femmes se déclinent en tons pâles et rendent hommage à leur âge. Seule Julia, la bonne, porte une robe noire d'usage assortie d'un tablier blanc. Les hommes, quant à eux, portent des tons plus foncés, en contraste avec la luminosité ambiante. Nous sommes dans une lumière laiteuse, le lait étant un élément récurrent chez le réalisateur. D'ailleurs, lors d'un moment charnière du film, un pinte de lait se renverse et se brise en mille morceaux tandis que son contenu se répand sur le sol en bois verni, image forte évoquant un monde qui s'écroule. Nous sommes dans une icône russe moyenâgeuse brune, terreuse, avec de sobres enluminures dorées.

Il s'agit du dernier film que tournera Tarkovski qui, lors du montage, apprit qu'il était atteint d'un cancer du poumon. À la direction photo, le cinéaste avait choisi Sven Nykvist, un grand collaborateur d'Ingmar Bergman qui y avait déjà tourné sur l'Île de Gotland et en comprenait le paysage. Le film est composé de long plans séquences. Nous sommes dans un lenteur, dans un inéluctable, dans une magie, dans un temps d'indécision radical.
Voici comment Joël Magny (1946-2017), historien français du cinéma, résume le film, cité dans l'Encyclopædia Universalis:
« Je considère que notre civilisation mourra du progrès matériel, à cause non pas des conséquences physiques, mais bien plutôt des conséquences spirituelles qui en résultent. » Cette réflexion est à l'origine du dernier film d'Andrei Tarkovski (1932-1986). [...] Le Sacrifice d'Andrei Tarkovski se veut intemporel et universel, à la façon d'une parabole, tandis que son écriture relève ouvertement du sacré, dans ses mouvements de caméra comme dans sa lenteur rituelle. De même que le héros, Alexandre, écrivain et journaliste, sacrifie ce qui lui est le plus cher, la maison qui abrite sa famille et ses amis, à l'annonce – réelle ou imaginaire – d'une apocalypse nucléaire, le spectateur est invité à se débarrasser de la matière des images, pourtant magnifiques, pour tendre vers l'invisible, la plus haute vocation du cinéma.
Le sacrifice qu'offrira le personnage d'Alexander à cette "apocalypse nucléaire" est sans retour possible: il incendie sa maison. Le film se termine par un plan séquence d'une durée de 6 minutes et 50 secondes d'une beauté et d'une intensité dramatique que je n'oublierai jamais. Il faut comprendre que ce plan séquence filme l'incendie de la maison du protagoniste en temps réel et sans effets ni trucages. Le plan fut tourné deux fois parce que lors de la première prise l'unique caméra qui captait la scène était tombée en panne. Il a donc fallu reconstruire la maison au complet afin de reprendre le plan. L'insistance de Nikvist, qui avait souhaité une deuxième caméra pour éviter de perdre la prise, fonctionna lors de cette deuxième tentative. Deux caméras furent placées sur des rails parallèles. Elles suivirent les personnages, rassemblés devant cet évènement tragique. Le brasier se reflète dans d'immenses flaques d'eau dans l'herbe entourant la maison. On assiste à un ballet des personnages qui courent, impuissants, devant la destruction par les flammes. La scène se termine abruptement car la pellicule arriva à sa fin dans les caméras. "Toute l'équipe technique et les comédiens fond[irent] en larmes lorsque cette dernière prise [fut] achevée." (Wikipédia) Tarkovski a beaucoup insisté auprès de la production pour que cette dépense imprévue de reconstruction se fasse, sans quoi le film n'aurait pas été le même.
Pour voir le plan séquence dont je parle, sur la musique d'Erbarme dich, mein Gott [Prends pitié, ô mon Dieu], de Jean-Sébastien Bach qu'avait choisie Tarkovski leitmotiv à son film:
Tarkovski n'aura tourné que huit longs métrages, entre 1962 et 1986. Il aura remporté de prestigieux prix pour cinq d'entre eux dont le Grand prix du Festival de Cannes, en 1986, pour Le Sacrifice.
Voici comment il voit son travail d'artiste:
« Je vois comme ma tâche particulière de stimuler réflexion sur ce qu’il y a d’éternel et de spécifiquement humain, qui vit dans l’âme de chacun, mais que l’homme ignore le plus souvent, bien qu’il ait là son destin entre les mains : il poursuit à la place des chimères. En fin de compte, pourtant, tout s’épure jusqu’à ce simple élément, le seul sur lequel l’homme puisse compter dans son existence : la capacité d’aimer. Cet élément peut se développer à l’intérieur de l’âme de chacun, jusqu’à devenir le principe directeur capable de donner un sens à sa vie. Mon devoir est de faire en sorte que celui qui voit mes films ressente le besoin d’aimer, et qu’il perçoive l’appel de la beauté. » Andréi Tarkovski (Le Temps Scellé, Andrei Tarkovski, 2004, Petite Bibliothèque des Cahiers).

Si j'ai pensé à ce film [Je l'apporterais volontiers sur une île déserte avec Les Ailes du Désir, de Wim Wenders et Les Aventures du Baron de Münchausen, de Terry Gilliam] c'est que je me sens vivre un temps dans lequel un sacrifice de l'ampleur du personnage d'Alexandre serait requis. Est-ce possible? Je me sens angoissée devant l'absurdité ambiante. Je passe certaines de mes journées à me rouler en boule. Dans mes nuits d'insomnie, je suis surprise de voir des messages sur les réseaux sociaux qui s'allument. Je ne suis pas la seule è vouloir chasser les mauvais rêves. Je n'ose pas répondre à leurs phares, c'est si intime de voguer seule dans son lit. Mais lorsque j'en suis là, je pense à mes compagnons de voyage. Nous sommes dans la même tempête.
Sans doutes suis-je aussi sensible à l'appel que nous fait le réalisateur à la capacité d'aimer et à la Beauté. Je les ai ressentis profondément dans son film dont le souvenir reste vif même après de nombreuses années. Il en ressort la présence du Sacré, de la possibilité d'effacer la destruction par l'Amour.
Voir et ressentir la beauté qui nous entoure est un travail de dentellière de nos jours: les noeuds sont faciles à faire, on se doit de garder les yeux sur le motif à réaliser. Alors collectionnons les oiseaux, prenons soins des ami.e.s, de nos amours: une jacinthe émet son parfum lancinant même si tout ne tourne pas rond.
P.S. J'ai retrouvé dans ma bibliothèque le livre édité en 1987 par Schirmer/Mosel: Le Sacrifice - Livre de film, comprenant la nouvelle écrite par Tarkovski et qui a précédé le film, des photos de Sven Nykvist et les dialogues du film, ainsi que la fiche technique. Je me replonge avec délice dans les images et les mots du film. J'écoute en boucle une liste de mes plus belles interprétations d'Erbarme dich, mein Gott, de Bach. Ma préférée: Lucile Richardot, alto, et l'Orchestre Pygmalion sous la direction de Raphaël Pichon.
Le printemps arrive. Les restes de ma pergola aplatie partent aujourd'hui.
© Michelle Courchesne texte.
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