Ondes de chocs
- michellecourchesne
- 4 mai
- 5 min de lecture
Tout est histoire sonore. Pour les hindouistes, la réalité s'est créée à partir du son primordial "Om"; "Au commencement était le verbe", selon la tradition chrétienne. Les mots forgent la réalité. Ils s'ajoutent aux nouveaux dictionnaires pour refléter le réel et ce qui n'est pas nommé n'existe pas encore tout à fait. Le mot féminicide est entré dans le dictionnaire en 2015 permettant à cette réalité d'exister socialement et, du fait même d'en appréhender l'étendue.
Le mot "queer", dont l'utilisation se généralise dans les années '90, entre dans Le Robert en 2019. Pourtant, selon la personne queer que j'ai mise au monde, cette réalité existe depuis toujours mais puisqu'elle n'était pas nommée son existence même lui a été niée.

Les mots qu'on se dit, souvent sans s'en rendre compte, façonnent aussi notre réalité, enfer ou paradis. Les petites phrases insignifiantes qui trottent dans le fond de notre tête et qui n'oublient pas de nous juger amèrement, implacablement, détruisent toutes les miettes ensoleillées que nous pourrions collectionner.
Je causais de ça avec une amie et j'ai suggéré que nous ramassions les "petites perles" de la journée: les fleurs de la violette africaine qui se préparent à ouvrir, l'odeur du pain grillé et du café, la lessive pliée, l'appel à sa mère de 87 ans, l'étirement dans le lit avant de mettre le pied hors de la couette, le lever, tout simplement. Parfois la perle est si fine que ce serait facile de passer à côté. S'habituer à la voir, cachée dans les heures qui passent, est une victoire sur les temps fous qui nous assaillent.
L'autre jour, par une de ces belles journées de douceur printanière qui donnent envie de sortir, je me promenais avec ma soeur. Nous avons croisé les dames du coin de la rue, dont j'ai souvent admiré le jardin. Soudain, ça m'a frappé: "Êtes-vous des jumelles?"
L'une d'elle a répondu: "Non! Mais on est des soeurs. On a un an de différence."
"Nous aussi! On est des soeurs!"
Ma soeur a renchérit: "Et nous avons un an de différence."
"Avez-vous quatre-vingts ans?" a répondu la voisine du tac au tac.
Nous avons rit.
"Oh! Vos crocus sont sortis! Comme ils sont beaux!". Du haut de leur dix centimètres, en bouquets serrés, leurs têtes d'un violet bleuté s'écriaient impertinemment: "Un, deux, trois pour moi!", fiers d'être les premiers à sortir de leur cachette.
"Vous en voulez? Attendez, je vous en donne." La voisine est allée chercher une cuillère pour enlever deux bulbes fleuris. Après les avoir remerciées chaleureusement, ma soeur et moi sommes allées planter les deux petits crocus un peu déboussolés d'avoir été déménagés dans mon jardin sans qu'on leur demande la permission. Nous sommes reparties continuer notre marche vers la rivière et nous nous sommes arrêtées pour prendre un thé pour ma soeur et un café pour moi. J'ai ramassé plusieurs perles, ce jour-là. Gratitude.
Certains jours, j'hiberne. La perle que je ramasse alors c'est de ne me blâmer en aucunes façons. Même le chêne, dans ma cour, se met au ralenti, parfois. Il est mon professeur de patience.

Joyce DiDonato (1969-), mezzo-soprano américaine, parlait de cycles à de jeunes chanteuses et chanteurs, lors d'une classe de maître. Sa main formait des vagues, montait, descendait, les hauts et les bas de la vie d'une diva, de la vie tout court. La ligne sinueuse qu'elle créait me faisait penser aux ondes sonores, qui montent et descendent, selon la force et la tonalité. Les hauts de la vague sont les moments phares de notre vie: célébration d'un amour réciproque, naissance d'un enfant, fin d'études, accomplissement dans son travail. Ces moments arrivent parfois de façon inattendue. Ainsi, j'attendais l'autobus pour me rendre à mon travail, un matin de journée douce et ensoleillée lorsque, sans prévenir, un sentiment m'a envahie: à cet instant, malgré la simplicité du moment, tout était en parfaite harmonie. Tout aurait pu s'arrêter là, il n'y avait rien à ajouter. Je m'en souviendrai toujours. Il ne reviendra jamais.
Les bas de la vague amènent les doutes, les angoisses, les deuils, les renoncements. DiDonato rappelle gentiment à ses auditeurs que tout le monde passe par là, diva ou débutant.
Du creux de cette vague, remonter est difficile. Du sommet de cette vague, redescendre est nécessaire. Ramenons-nous à l'équilibre, au travail de chaque jour, au façonnage de notre vie. Le dicton zen dit: "Avant l'illumination coupe du bois, transporte de l'eau. Après l'illumination coupe du bois, transporte de l'eau."
La mezzo-soprano évoquait le travail de l'artiste, son retour des soirs d'ovation, son écueil des jours de doutes, faisant le geste avec la main. Elle traçait ensuite une ligne droite: le travail, la technique, la constance. Selon la chanteuse, la guérison se situe là, dans cette zone du geste à poser, concret, quotidien, banal. C'est aussi là que se récolte la "récompense" [reward], non pas celle de la cime mais celle du travail sur soi. Un ami choriste à qui je demandais s'il se considérait comme étant un artiste m'avait répondu qu'il était l'oeuvre à laquelle il travaillait. Ne sommes-nous pas l'oeuvre ultime de notre vie? Atteindre le meilleur de nous même, se départir de ce qui est devenu inutile à transporter, muer, se mouvoir vers la Lumière, voilà le travail d'un jour, le travail d'une vie.
En terminant, je vous laisse avec la voix de Leontyne Price (1927-), soprano américaine exceptionnelle. Dans la vidéo que je vous propose, elle termine un air fameux de l'opéra "Aïda", de Verdi. Après sa dernière note, selon les conventions de l'art lyrique, elle devrait rester dans le personnage d'Aïda mais le public du Metropolitan Opera de New-York l'ovationne à tout rompre. Il faut dire que c'est son spectacle d'adieu. Nous somme le 3 janvier1985, la diva a 58 ans pour encore un mois. Sa première apparition sur la scène du MET avait eu lieu 24 ans plus tôt et avait suscité une ovation de 42 minutes! Leontyne Price vit ici un de ces moments du haut de la vague et en apprécie chacune des secondes. On la voit maintenir son personnage puis, dans ses yeux défilent le Mississippi ségrégationniste de son enfance et le piano jouet avec lequel elle a apprivoisé la musique, passent ses incalculables heures de travail assidu, résonne l'écho des ovations reçues. À un moment donné, elle retient à peine ses larmes, met la main sur son coeur et baisse lentement la tête, presque un salut. Prenez le temps de l'écouter, de regarder son visage en gros plan. Elle raconte sa vie. Elle raconte notre vie.
© Michelle Courchesne texte.
Graphique des ondes: Lucas Viera, Wikipédia, domaine public.
Pour entendre les propos de Joyce di Donato, en anglais seulement: https://www.facebook.com/reel/1379038496856579
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